action Zara Mons en grève 8 mars

La stratégie du snack fait plier la cinquième fortune mondiale

Interview réalisée par Thomas Englert
Secrétaire fédéral du MOC Bruxelles

La CNE Commerce co-anime depuis 2019 une charte transnationale entre syndicats belges, français, allemands et luxembourgeois, qui est sur le point de faire plier le groupe espagnol Inditex. Retour sur une stratégie transnationale à la marge des grandes confédérations européennes, avec Jalil Bourhidane, permanent CNE.

Mouvements : Bonjour Jalil, peux-tu nous résumer le conflit chez Inditex ?

Jalil:  On avait une grosse problématique.  Pour faire court, le salaire qu’ils payaient aux travailleur.se.s était inférieur au minimum sectoriel.  A la fin de l’année, quand ils se rendaient compte qu’ils étaient en dessous de la loi, ils utilisaient les avantages extralégaux pour « corriger ». Ça n’est pas légal et les travailleur.se.s qui n’avaient pas de salaire minimum étaient floués : parce que le treizième mois, la pension, les indemnités maladie, etc. tout cela est calculé sur la base du salaire qui était moins élevé. La partie extralégale, défiscalisée, ne cotise pour rien du tout. Je te laisse imaginer tout l’argent qui était perdu par les travailleur.se.s. Mais, on arrivait à rien, les discussions avec la direction étaient bloquées.

Et là vous vous êtes tournés vers une alliance internationale ? Pourtant, on entend souvent que l’action européenne, internationale, c’est lent et compliqué…

Jalil : Alors, chez Inditex, il y a un conseil d’entreprise officiel et on a une alliance – un syndicat européen, Uni Commerce. UNI invite tous les syndicats d’Inditex à se réunir une ou deux fois par an. En général on débat d’abord entre nous et puis on rencontre la direction internationale pour déposer nos revendications. Sauf que ces deux instances connaissent pas mal de problèmes en termes de combativité parce qu’il faut mettre autour de la table des syndicats qui ne pensent pas pareil, parfois même des syndicats « jaunes » (NDLR : pro-patronaux). Mais ça reste des super lieux de rencontre et d’organisation pour faire des trucs informels. On va manger ensemble le soir avec ceux qui sont prêts à avancer, c’est la stratégie du Snack. On s’est rendu compte que d’autres pays vivaient la même chose.

Et donc, avec les syndicats français – la CFDT chez Inditex – qui sont les plus combatifs et qui sont déjà allés plus loin dans la mobilisation, on a décidé de créer une lutte transnationale en dehors des organes officiels.

Concrètement, qu’est-ce que vous avez mis en place ?

Jalil : On voulait une solidarité concrète tout au long de la lutte, on a écrit une charte qui contient trois points :

(1) chaque fois qu’un syndicat signataire appelle à la solidarité, il faudra répondre.

(2) on crée des revendications communes approuvées par tou.te.s.

(3) Personne ne peut accepter un accord sans l’aval des autres. On a signé cette charte avec les Français et après avec les Luxembourgeois et les Allemands. La première bataille, qui devait montrer l’utilité de cette charte, était la lutte pour le salaire minimum sectoriel sans abandonner tous les avantages extralégaux évidemment.

Et en Belgique ?

Jalil : On a été le premier syndicat à appeler à signer la charte. Les syndicats qui ont lancé l’initiative, c’étaient la CNE et la CFDT, et on a commencé à se coordonner. Comme c’était la CNE qui poussait et qu’on était face à une direction belge particulièrement problématique, on a décidé que pour officialiser la charte et la communiquer à la presse, on pourrait faire un coup d’éclat. On a décidé de fermer un gros magasin rue Neuve à Bruxelles. Tous les pays allaient communiquer dans leur pays d’origine sur les salaires et annoncer la mise en place de cette charte transnationale chez Inditex.

Je me souviens de cette action. Il y a une interview sur le Facebook du MOC Bruxelles avec une des déléguées (https://www.facebook.com/MOCBXL/videos/1674364016073290)?

Oui, on a donc organisé cette action à la rue Neuve et on a invité les autres signataires de la charte pour cette première action. Le coup a vraiment bien fonctionné. Tous les syndicats étaient bien présents. Et ça a donné un écho médiatique presque européen : la presse espagnole, allemande, française, … en ont parlé. Suite à ça, le propriétaire de l’entreprise – 5ième fortune mondiale quand même – a demandé à rencontrer uniquement la délégation belge et française, on a été les rencontrer. Ils nous ont demandé ce qui se passait. On a dit : « ce qui se passe c’est qu’il y a un menteur. Vous ne respectez pas la loi en Belgique et ils n’arrêtent pas de dire que c’est vous qui donnez votre accord. ». Ça a jeté un froid, même l’interprète a hésité. Trois semaines après, on a appris que toute la direction belge sautait et était remplacée par une nouvelle avec un mot d’ordre : trouver un accord sur les salaires.

Les revendications ont-elles été satisfaites ?

Jalil: La direction a été obligée de lancer des négociations dans plusieurs pays. C’était l’objectif, on ne pensait pas qu’on allait tout gagner avec trois heures de grève dans un magasin. Depuis, il y a plusieurs pays où l’accord a été signé récemment dont la France. En Belgique, on est en plein dedans alors qu’au départ, c’était hors de question. On discute encore de l’enveloppe extralégale, mais sur le salaire minimum, c’est-à-dire la revendication de base, en principe dès qu’on signe les minimas sectoriels seront respectés.

Et la partie de la charte sur l’aval de tous les syndicats pour signer des accords : est-ce que ça a fonctionné ? Quid des français par exemple qui sont dans la charte ?

Jalil: Les Anglais ont signé un accord. Mais ils ne sont pas dans la charte, donc ils peuvent signer ce qu’ils veulent et ils ont signé un mauvais accord. Les travailleur.se.s actuel.le.s ont transformé tous leurs avantages en droits acquis tout de suite, mais les nouveaux, ils et elles n’ont rien. Ni l’ancien ni le nouveau.  Eux, ils sont vraiment sur le minimum sectoriel et tout l’extralégal a disparu. Les Français ont négocié un entre deux qui était pas mal. Ils nous ont consultés. On s’est tous mis d’accord que ça ne déforce personne. L’objectif n’est pas d’approuver à leur place. Il ne faut juste pas que ça déforce les négociations ailleurs. Parce qu’il faut laisser quand même que ce soit les travailleur.se.s de l’assemblée de base qui décident. Normalement, on devait faire une action quelques mois en solidarité avec les français.e.s, après l’action de la rue Neuve. C’était prévu au mois de mars 2020. On devait aller avec deux cars aux Champs Elysées, les Allemands aussi. Mais les actions ont été annulées à cause du COVID. Le COVID a clairement freiné la démarche.

Aujourd’hui, où en est-on ?

Jalil: Aujourd’hui, cette plateforme existe. Elle est un peu fragilisée par une scission au sein des équipes syndicales en France. On va voir comment régler ce problème-là vu que c’était le plus gros groupe. Nous, on est passé de 4 délégué.e.s à 25 chez Inditex. Les Français, les Allemands sont une dizaine de délégué.e.s chacun et les Luxembourgeois, vu la taille du pays, ils sont quatre ou cinq. Avec les Luxembourgeois on a des contacts permanents sur la fusion de toutes les enseignes Inditex en une seule grande entreprise, ce qui a un impact énorme sur le droit du travail. Les Français sont en train de nous rejoindre là-dessus. Donc, à chaque fois qu’il y a des gros sujets comme ça qui sont transnationaux, demandés par l’Espagne, on se couvre pour essayer d’être solidaires. Avec le COVID on a ralenti un peu mais il y a des groupes qui veulent rejoindre : on a les syndicats espagnols, italiens et danois. Cette grève a lancé ça. Maintenant, il faut redévelopper la charte.

On voit les résultats. Y a-t-il des difficultés et les faiblesses?

Jalil: D’un point de vue pratique, la première difficulté c’est la langue et le coût – des transports, de l’organisation – même si maintenant on a la visioconférence. Déjà que ce n’est pas simple de trouver des interlocuteurs, j’ai même été en France moi-même dans les dépôts pour rencontrer des gens. Mais quand on ne parle pas la langue c’est difficile. On manque d’outils pour ce genre de contacts. Mais surtout, c’est très fragile parce que ce n’est pas toi qui construit et c’est plein d’éléments externes qui peuvent ralentir ou accélérer l’agenda. T’as moins de mainmise dessus qu’un mouvement belgo-belge.

Au final, le bilan de la démarche est positif ?

Jalil : C’est sûr, l’impact est dix fois plus fort. On n’a jamais eu un impact comme ça dans une entreprise avec un seul coup d’éclat. On a fait exploser tout le jeu en faisant une grève de trois heures. La plateforme démultiplie tes forces et ta capacité de nuisance. Surtout qu’ils étaient au courant qu’on allait aller aux Champs Élysées. Moi, je pense qu’on obtiendra plus comme ça. Chez H&M, on est en train de faire la même chose. On se rend compte qu’en fait, on a plus de rapport de force et on arrive à créer des mots d’ordre et des revendications plus simples quand on s’organise à ce niveau-là plutôt qu’au niveau plus large. Après, évidemment, c’est moins de pays et ça demande d’être d’accord sur le même agenda et les mêmes revendications. Dans toute les boites que j’ai, on pousse pour des outils institutionnels transnationaux : conseil d’entreprise européen, alliance, etc. Ça permet à ton délégué principal de rencontrer le délégué principal en face 3-4 fois par an et d’échanger. Et puis une plateforme non officielle ou une charte, en tout cas, un comité transnational en parallèle.  Et ça marche : dès qu’on parle de CE européen, les directions s’énervent.

Chez Inditex, qu’est ce qui a vraiment créé le rapport de forces ?

Jalil : Là, ce qui les a touchés, c’est symboliquement, la capitale de l’Europe, la charte, mais surtout l’image de marque ce qui compte énormément dans le commerce, ta mauvaise publicité est transnationale aussi. Le fait que les pays s’échangent des informations et tout, c’est quelque chose qui les a beaucoup gênés.  Une rencontre de politesse une fois par an, ça ne les dérange pas, mais une vraie solidarité, ça, c’est autre chose. Parce que tu as les informations sur ce que les autres ont obtenu, comment, sur la stratégie des dirigeants qui tournent de pays en pays… En plus le sujet était super bon puisque nous on a fait “Zara ne paye pas les salaires au minimum légal”. Pour la presse, c’est un sujet facile. Ici ce n’est pas sur le chiffre d’affaires, mais les Champs Elysées, ou des grèves dans d’autres pays, ça serait une autre histoire.  Finalement, on est rentré en négociation assez rapidement, mais j’imagine que l’idée de grève tournante dans plusieurs pays, ça ne leur a pas plu non plus…

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