Soudan

La grève : un outil encore capable de changer un Etat

Par Nada Ladraa
CIEP-MOC Bruxelles

La révolution soudanaise est de plus en plus oubliée : peut-être pour sa noirceur, sûrement pour son africanité. Pourtant, elle représente un autre moment fondamental de réflexion politique en action. Cet article va souligner comment les syndicats populaires et l’outil de la grève représentent un élément fondamental pour repenser la société, en particulier africaine, qui souffre d’une exploitation massive de ses terres et ressources et avec une population qui a un droit à la vie très limité.

Soudan – les particularités d’une révolution afro-arabe, musulmane et noire

L’expérience soudanaise a plusieurs particularités, j’en discute en buvant un café avec Tasneem. Cette jeune étudiante soudanaise me parle avec une passion très calme de la révolution. Pour elle En tant que femme, c’est une révolution contre un Etat et les patriarches qui le soutient. En tant que soudanaise, c’est aussi une révolution avec une forte horizontalité dans la lutte : organisée à travers des comités de quartiers, c’est une reconstruction massive, non-linéaire et fluide de la politique, moins coincée dans les enjeux de pouvoir internes aux organisations politiques classiques.

Plus particulièrement, le syndicat y existe non pas en tant qu’institution reconnue par l’Etat et les patrons, mais en tant que réseau matérialisé à travers une conscience de lutte commune. Avant, les travailleur.se.s ont longuement fait face à des syndicats « étatiques » qui servaient plus comme outil de pacification que comme lieu de catharsis de la solidarité ouvrière. Maintenant, à travers la constitution de syndicats parallèles et indépendants, ils tentent de réunir leur pouvoir pour sortir des régimes totalitaires et pour imposer la nécessité d’un Etat fait par et pour ses habitant.e.s et travailleur.se.s.

Même s’iels sont très bien organisé.e.s, les soudanais.e.s se trouvent face à des pouvoirs contre-révolutionnaires très puissants. En particulier, le pouvoir militaire reste un risque contre-révolutionnaire très efficace en Afrique, soutenu par des enjeux géopolitiques et économiques qui nécessitent le contrôle massif des ressources africaines et, dans notre cas, soudanaises. Aujourd’hui, le peuple soudanais lutte pour sortir de la dictature civile et de la dictature militaire, pour un contrôle populaire d’un gouvernement civil.

Un syndicat révolutionnaire – quand ?

La reconstruction syndicale non seulement précède la révolution, en constituant un pouvoir pour atteindre un nouvel horizon politique, mais elle repense le syndicat sous une forme radicale pour repenser la société. Les outils comme la grève ne sont plus juste liés à une demande isolée, le travail n’est plus un concept isolé. Au contraire, la grève est massive, universelle et elle demande un changement complet des rapports de pouvoir dans la société. Ainsi, le travail prend une place fondamentale non pas dans ses spécificités mais surtout dans le pouvoir qu’il implique pour le peuple comme main d’œuvre dans sa totalité, en tant que classe.

Un exemple est la grève massive portée par les travailleur.se.s du port soudanais sur la mer Rouge. Interviewé par Africanews, Mohamed Al-Zaki remarque que cette révolution a aussi la particularité d’être née non dans le centre mais plutôt dans la périphérie du pays, comme dans l’exemple du port. « Port-Soudan est l’un des premiers à participer à la révolution. Beaucoup de pays veulent contrôler la mer Rouge, lieu stratégique. Ils tentent de contrôler le port pour leurs propres bénéfices. » Des milliers de travailleur.se.s ont participé à la grève de deux jours le 28 mai 2019 : ils ont accompagné les travailleur.se.s du Port Soudan. Les travailleur.se.s en grève déclarent que la grève est leur premier outil, avant la désobéissance civile.

A partir du coup d’Etat orchestré par les militaires de 2021, la grève générale est annoncée. Ici, une nouvelle réflexion se concrétise : la grève est maintenant vue comme un outil de lutte fondamental pour renforcer le rapport de forces contre le coup d’état militaire. En effet, lors d’un mécontentement général de la population, le pouvoir militaire va souvent tenter une pacification plus ou moins totalitaire sans fondamentalement questionner les relations d’exploitation du pays. Le déploiement de la grève comme outil est donc extrêmement important pour savoir répondre à cette tentative de pacification militaire.

Démocratie d’un peuple…sans travailleur.se.s ?

En janvier 2022, une autre grève a été mise en place. Une compréhension profonde se tisse : le lien inextricable entre le travail et la lutte pour la dignité. Cette dernière compréhension n’est pas évidente dans un contexte africain postcolonial où les ex-colonies ‘sous-développées’ ont souvent une classe moyenne qui se projette politiquement vers le modèle européen de compromis avec une sécurité sociale minimale. Ainsi, la classe paysanne et ouvrière qui étaient subalternes se retrouvent à être centrale dans les luttes mais poussées en-dehors lors de la stabilisation de la démocratie dans sa forme libérale.

Une analyse intéressante de ce phénomène est présentée par l’intellectuel tunisien Sadri Khiari (Contretemps, 2016) qui observe comment la révolution tunisienne de 2011 a mené à un Etat qui a étouffé les révoltes paysannes de janvier 2016. Ainsi, donc, on a le risque d’une révolution qui apporte une liberté de parole à certain.e.s mais pas un droit à la vie à la population qui, selon les classes dominantes, doit ‘se moderniser’, est ‘sexiste, islamiste, homophobe…’. Pourtant, comme observe Khiari, étouffer les révoltes politiques des paysan.ne.s et travailleur.se.s a comme résultat non seulement de pérenniser l’exploitation mais aussi de nourrir les organisations terroristes africaines et asiatiques.

Ces réflexions s’appliquent en partie aussi pour le Soudan. La grève soudanaise est un des outils les plus puissants pour mettre à genoux le pouvoir militaire. La particularité et la beauté des grèves qui participent à la lutte est l’union entre différentes zones et histoires tribales : le Darfour se retrouve donc à lutter à côté des habitant.e.s de Khartoum, la capitale.

Les différentes classes, basses et moyennes, s’allient avec les banquiers qui font grève aussi face aux vols et à la privatisation de la Banque Nationale. Une grève, donc, qui pose des constats généraux aussi sur comment la finance est gérée. Pour citer un travailleur juriste : « Les travailleur.se.s de la Banque de Khartoum et des tribunaux doivent exposer les féodaux et les capitalistes. Les travailleur.se.s et la classe ouvrière sont ceux et celles qui peuvent le plus sentir la douleur qu’on partage tou.te.s. »

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