Grève chez Colruyt 29 mars 2021

La grève, à la recherche du temps retrouvé

Par Gilles Maufroy
CIEP-MOC Bruxelles

La grève. « Strike », en anglais. C’est toujours intéressant de se replonger dans les origines de ces mots qui font – ou plutôt devraient faire partie – de notre quotidien. L’utilisation du mot anglais « strike » (grève) daterait de 1768, lorsque des marins, en soutien à des manifestations à Londres, ont “frappé”, c’est-à-dire enlevé les voiles des navires marchands au port, paralysant ainsi les navires. Le mot « grève » vient du latin populaire grava qui signifie « gravier ». En effet, au sens propre, la grève c’est cette surface de graviers au bord de l’eau, la Seine dans notre cas, où sur la place de la Grève à Paris, les chômeurs attendaient du travail…Avant que cette place ne rallie les travailleur.se.s en colère, au XIXème siècle.

Un droit conquis de haute lutte…et menacé

Être en grève, au sens habituel, signifie donc arrêter le travail. C’est un moment où les travailleur.se.s peuvent reprendre le contrôle du temps. C’est le moment révélateur qui démontre cette vérité que la mystification marchande nous fait oublier au quotidien : sans travail, sans travailleur.se.s, rien ne fonctionne, rien ne se crée, le capitalisme-roi est nu. C’est pour ça qu’une grève contient nécessairement un potentiel subversif. En reprenant le temps qui nous est volé par le patron pour faire ses profits, la grève permet de respirer, de se retrouver entre composantes d’une même classe sociale, de se parler, de faire collectif. Du moins, certains types de grève le permettent, mais pas tous de la même manière, on y reviendra. Quoiqu’il en soit, parce qu’elle diminue l’accumulation des profits et du capital, la grève est intolérable pour la classe possédante. Dès l’émergence du pouvoir bourgeois dans nos régions, sous prétexte d’abolir les « privilèges » et les corporations, ainsi que de « libérer » le travail et la concurrence, les nouveaux dirigeants interdisent, à travers la loi Le Chapelier de 1791 (1795 en future Belgique), les coalitions de travailleur.se.s…y compris le droit de grève.

Bien sûr, il ne suffit pas d’interdire la grève pour que celle-ci disparaisse. Etant la manifestation concrète de la révolte ouvrière, la grève revient malgré tout hanter les bourgeois au XIXème siècle. Manifestations, émeutes et…grèves vont se succéder. Finalement, c’est la vague révolutionnaire de 1917, accompagnée à nouveau de grèves de masse en 1919 en Belgique, qui va pousser le gouvernement dit « d’union nationale » (catholiques, libéaux et socialistes) à abroger l’article 310 du code pénal en 1921 et à légaliser ainsi à la fois la grève et l’organisation syndicale. Pour autant, ce n’est qu’en 1981 que la Cour de cassation va juger qu’on ne peut pas licencier un.e travailleur.se pour motif de participation à une grève. C’est aussi finalement le début d’un grand retournement, le cauchemar néolibéral des années 1980, qui se prolonge ensuite. Avec lui et le retour du chômage structurel, les patrons se sentent pousser des ailes et s’attaquent aux piquets de grève à coups d’astreintes et d’huissiers. Puis à partir des années 2010, c’est le rêve patronal du service minimum qui est mis en place par la coalition Michel-Jambon à la SNCB, entreprise stratégique pour notre classe quand on souhaite paralyser l’économie. C’est dans la résistance sociale aux contre-réformes du gouvernement MR-NVA que se produisent de nouvelles attaques judiciaires terribles contre le droit de grève, et plus généralement à l’action collective et à la manifestation, avec le retour de « l’entrave méchante à la circulation ». C’est sous ce prétexte que plusieurs syndicalistes dont le président de la FGTB ont été récemment condamné.e.s à des peines de prison (!) avec sursis pour avoir participé à des actions de type piquet ou blocage routier ou simplement comme responsables de sections syndicales qui y ont participé !

La grève dans tous ses états

Cette répression des grèves nous amène à examiner les différentes manières de faire grève et les différentes façons dont le mot grève est utilisé dans notre langage. Classiquement, on l’a dit, la grève c’est d’abord et avant tout l’arrêt de travail. Un arrêt de travail, ça peut durer plus ou moins de temps : pour une courte durée, on parle de débrayage, ou parfois de grève de 59 minutes, comme dans les transports publics en France, pour contrer le service minimum. Mais outre un arrêt complet, d’autres méthodes d’actions assimilées par la grève tablent quant à elles sur un ralentissement du travail : c’est le cas la « grève perlée », qui consiste à ralentir délibérément le rythme, comme lorsque les ingénieur.e.s de Qantas Airlines en 2011 ont décidé de ne manier une série d’outils qu’avec leur main gauche, ou encore le « freinage » qui vise à s’arrêter dès qu’on a atteint un certain niveau de production. Mais il y a également la « grève du zèle », très efficace par exemple si les agents de sécurité de l’aéroport le font : comme son nom l’indique, il s’agit alors de faire de l’excès de zèle, autrement dit de respecter très scrupuleusement et minutieusement la totalité des règles et procédures existantes, dans le moindre détail. A l’inverse, des contrôleurs des transports publics ou des policiers peuvent faire grève des contrôles et amendes.

Ajoutons à cela d’autres formes de grève qui ont pris de l’ampleur dans les mouvements sociaux de ces dernières années : en premier lieu, la grève du travail dit « reproductif », c’est-à-dire tout le travail de soin qui permet aux travailleur.se.s de récupérer leur force de travail. Cette méthode, défendue par un féminisme de lutte de classes, vise à arrêter le travail reproductif sous sa forme rémunérée, ou gratuite : nettoyer, ranger, faire à manger, s’occuper des enfants, des personnes âgées, etc. Dans cette grève élargie à d’autres sphères de la vie que l’entreprise, ces activités invisibilisées et dévalorisées reprennent toute leur place, par leur absence. « Quand les femmes s’arrêtent, le monde s’arrête ». Autre type de grèves à nouveau d’actualité : les grèves scolaires, lycéennes, étudiantes, pour alerter et exiger des mesures à la hauteur de l’enjeu climatique. Même si on se souvient qu’en termes d’action pour le climat, une grève généralisée ou juste de certains secteurs comme le transport aérien peut également avoir un impact positif considérable, comme ce fut le cas lors de la grève de février 2019 avec la fermeture de l’espace aérien belge.

Pour être le plus exhaustif possible, citons encore la grève de la langue, appliquée en 2015 par un euro-député irlandais, Liadh Ni Riada, qui protestait contre le statut de deuxième classe de la langue gaélique et s’est donc uniquement exprimé dans cette langue au Parlement. Il y a aussi différentes forme de non-travail que l’on voit de plus en plus et se produisent par l’absence, pour maladie, ou encore par la démission : ce fut le cas ces derniers temps aux USA avec beaucoup de travailleur.se.s quittant des postes considérés comme trop mal payés et aux conditions de travail insuffisantes. Ces derniers phénomènes ont un impact sur la production et l’organisation du travail, et dans une certaine mesure donc sur le rapport entre les classes sociales, malgré leur caractère plutôt passif. Enfin, la grève de la faim, voire de la soif, constitue une arme politique terrible puisqu’à la différence de la grève du travail, où un.e travailleur.se risque une perte de revenu, c’est ici la santé et l’intégrité physique qui sont en jeu.

Revenons aux grèves plus « classiques » : là aussi, une série de paramètres peuvent les différencier fortement. D’abord, la grève est-elle spontanée (« sauvage » dans le vocabulaire patronal) ou annoncée par un préavis ? Est-elle ponctuelle ou fait-elle partie d’un plan d’actions plus large ? La grève est-elle limitée à une seule entreprise, à un secteur ou à l’ensemble des secteurs économiques (c’est-à-dire interprofessionnelle, à ne pas confondre avec « générale », cf. ci-dessous) ? Est-elle « tournante », concernant successivement différentes catégories de travailleur.se.s d’une même entreprise ? Ou encore intermittente avec une succession de jours de grève et de jours travaillés ? Surtout, est-elle reconductible par les travailleur.se.s dans des assemblées générales décisionnelles ou l’agenda est-il exclusivement déterminé « par en-haut » via la direction d’un syndicat ? Est-elle « passive », autrement dit avec des travailleur.se.s qui restent à la maison, ou « active », avec présence voire occupation de l’entreprise ? Voire même jusqu’à la reprise en mains par les travailleur.se.s de la production en autogestion comme les verriers du Pays noir à Glaverbel dans les années 1970 ou l’usine Fralib de nos jours en France ? La grève se focalise-t-elle sur des enjeux et revendications strictement économiques liés au(x) patron(s) des travailleur.se.s concerné.e.s ? Ou bien est-elle une grève de solidarité avec d’autres travailleur.se.s d’une autre entreprise, de sous-traitants ou d’autres secteurs économiques ? Voire est-elle, carrément, une grève à motif ouvertement politique, comme celles pour le suffrage universel, ou contre le retour du roi Léopold III en Belgique par exemple ? La grève se situe-t-elle à l’échelon local, régional (comme pendant le plan d’actions de l’automne 2014), belge ou internationale, comme lors des grèves des usines Renault à la fin des années 1990, ou de la grève internationale de 2012 contre les politiques d’austérité appelée par différents syndicats d’Europe ? On le voit, le mot « grève » recouvre des réalités fort différentes.

« Tou.te.s ensemble, grève générale »

Et puis, il y a « la Grève », avec un grand « G », la grève générale. C’est une référence pour certains courants anticapitalistes, tels que le syndicalisme ou le marxisme révolutionnaires. Elle fait partie de ce qu’on appelle les « hypothèses stratégiques » de plusieurs de ces courants, c’est-à-dire que c’est cette situation, ce basculement, qui sert d’horizon pour leur action en vue de transformer la société…bien qu’il y ait des divergences à propos de « quoi faire » pour y mener et au moment même d’une telle grève générale. Comment différencier la grève générale dans ce sens historique des différents types de grève exposés ci-dessus ?

On pourrait dire que la grève générale, que la social-démocrate révolutionnaire allemande Rosa Luxemburg, fascinée par les multiples exemples belges, appelait « grève de masse », décrit plutôt une dynamique d’extension dans la durée, dans différents secteurs et différentes aires géographiques. Elle est donc substantiellement différente d’une journée de grève nationale ponctuelle, décidée à l’avance par une ou plusieurs organisations interprofessionnelles. Comme le dit Luxemburg : détachée de sa dynamique, décrétée par en-haut, « transformée en une manœuvre stratégique déterminée longtemps d’avance et exécutée de façon pédante, à la baguette, la grève de masse ne peut qu’échouer neuf fois sur dix »[1]. En même temps, elle insistait pour prendre en considération « toute la variété des phénomènes concrets de la grève générale, les multiples expériences dues à ce moyen de combat, pour montrer que toute tentative de schématiser, de rejeter ou de glorifier sommairement cette arme est une étourderie »[2].

Le théoricien et militant marxiste belge Ernest Mandel, qui a joué un rôle important avec d’autres comme André Renard lors de la grande grève de 1960-1961, insistait, quant à lui, sur le fait qu’une grève générale se distingue d’une grève « large », en ce qu’elle est, premièrement, interprofessionnelle dans ses moyens et dans ses objectifs. Deuxièmement, elle met ensemble les travailleur.se.s du secteur privé et des services publics. Enfin, troisièmement, elle favorise l’émergence d’un climat d’affrontement général entre les classes sociales, et pas uniquement dans un secteur délimité[3]. Il note le fait qu’une grève générale passive, arme utilisée pour contrer le putsch du général Kapp en Allemagne en 1920, a pour désavantage de disperser les salarié.e.s resté.e.s à la maison, tandis que dans sa version active, elle les rassemble ainsi que leur force collective, sur les lieux de travail. Il voit dans cette dernière la possibilité de reprendre la production, comme ce fut le cas lors de la révolution espagnole, mais aussi d’élire des comités de grève qui pourraient former l’embryon d’organes de pouvoir des travailleur.se.s, dans une approche orientée vers la révolution, qui nécessite alors une forme de coordination et de centralisation de ces comités.

Dans grève, il y a « rêve »

En conclusion, la grève, réponse naturelle et spontanée du monde du travail face à l’exploitation et à l’aliénation capitalistes, garde toute son importance dans l’arsenal d’actions individuelles et collectives en défense de nos droits sociaux et politiques, vers un autre projet de société. Ce n’est pas pour rien que le patronat, les personnalités politiques et les éditorialistes libéraux de tout poil s’échinent à dénoncer et à faire pression par tous les moyens à leur disposition (service minimum, huissiers, tribunaux, presse, etc.) dès que le spectre des grèves se représente à eux. Comme expliqué dans le mensuel de la CNE de décembre 2021, les condamnations de syndicalistes pour « entrave méchante à la circulation » ont un « immense potentiel répressif »[4]. Elles visent à nous limiter aux grèves « passives ». Elles constituent en outre une attaque contre la liberté d’expression et de réunion et par là, de l’ensemble des travailleur.se.s et plus largement de l’ensemble des mouvements sociaux, puisque toute perturbation de l’espace public risquerait d’être sanctionnée pénalement.

Le nombre de jours de grève est un indice intéressant du degré de combativité de la classe travailleuse et de son potentiel à arracher de nouvelles conquêtes sociales d’ampleur. En Belgique, nous avons connu plusieurs vagues de grèves conséquentes depuis le tournant néolibéral : dans les années 1990 autour du Plan global d’austérité du gouvernement Dehaene (chrétiens-démocrates et sociaux-démocrates) ou des milliers de pertes d’emplois dans l’enseignement (sous la ministre Onkelinx). Ensuite, dans les années 2000 dans la foulée du Pacte des générations sous le gouvernement Verhofstadt II (libéraux et sociaux-démocrates) …Et surtout à partir de 2012 contre les réformes du chômage du gouvernement Di Rupo puis contre la réforme des pensions du gouvernement Michel, qui a vu un solide plan d’actions se mettre en route à l’automne 2014, hélas suspendu à son apogée sans pour autant avoir rien obtenu. Je me souviens encore de cette impression fantastique de puissance collective en traversant Bruxelles à vélo en soutien aux nombreux piquets de grève du 15 décembre 2014, cette ville silencieuse où la classe travailleuse avait dit « Stop. On arrête tout. ».

Peu avant la pandémie, ce sont les jeunes avec les grèves pour le climat, et les femmes avec la grève du travail reproductif, qui ont remis à l’ordre du jour la grève comme outil incontournable de nos luttes en régime capitaliste. Les travailleur.se.s de Belgique ont réussi à faire grève et à changer la société dans des conditions extrêmement défavorables au XIXème siècle, quand la grève et les syndicats étaient interdits. Gageons que cela nous serve d’inspiration pour des grèves à venir, pour pouvoir à nouveau rêver au futur du temps retrouvé.

[1] https://www.marxists.org/francais/luxembur/works/1913/05/rl19130500.htm

[2] https://www.marxists.org/francais/luxembur/works/1902/rl19020514.htm

[3] http://ernestmandel.org/fr/ecrits/txt/inconnu/la_greve_generale.htm

[4] Antoine Arnould, « Un immense potentiel répressif », Le droit de l’employé, CNE, décembre 2021, page 6

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