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COP26 : face au défi climatique, le mouvement ouvrier doit réviser sa stratégie

Par Daniel Tanuro,
Auteur de “Trop tard pour être pessimistes. Ecosocialisme ou effondrement.”

Le défi climatique met le mouvement ouvrier et la gauche en général face à la responsabilité d’entamer un débat stratégique fondamental. L’orientation dominante, au sein des syndicats notamment, consiste à « accompagner la croissance ». L’accumulation capitaliste n’est pas mise en cause, on se contente d’exiger que les fruits soient mieux répartis. Bien qu’elle n’ait pas aboli l’exploitation, et en dépit de son inefficacité croissante, cette stratégie de concertation semble en général plus réaliste que l’anticapitalisme défendu par la gauche radicale. Or, la crise climatique change complètement la situation : le comble de l’irréalisme, désormais, consiste à ne pas voir que la relance du système enfonce l’humanité dans une catastrophe terrible, dont les classes populaires seront (sont déjà) les grandes victimes.

Résumons brièvement quelques quasi-certitudes scientifiques: (a) le réchauffement est dû à plus de 95% à l’activité humaine, principalement aux émissions de CO2; (b) au-delà de 1,5°C de réchauffement par rapport à l’ère pré-industrielle, des cascades de rétroactions positives menacent de pousser la Terre dans un régime de « planète étuve »; (c) ce basculement sera irréversible et aura notamment pour conséquence une hausse du niveau des océans de 13 mètres ou plus; (d) nous sommes à +1,1°C de réchauffement, au rythme actuel le cap du 1,5°C sera franchi bien avant 2040; (e) pour l’éviter, il faut absolument que les émissions mondiales « nettes » de CO2 diminuent de 50% au moins avant 2030, de 100% avant 2050 et deviennent négatives dans la deuxième moitié du siècle.

Enumérons ensuite quelques réalités socio-économiques qui nous aideront à prendre la pleine mesure du problème: a) 84% des émissions de CO2 sont dues à la combustion des combustibles fossiles; b) la part de ces combustibles dans le mix énergétique mondial diminue à peine (80,3% en 2009 et 80,2% en 2019!); c) les sources renouvelables qu’on utilise de plus en plus ne remplacent pas les fossiles, elles s’y ajoutent, car la croissance du PIB nécessite une consommation croissante d’énergie; d) le 1% le plus riche de la population mondiale (77 millions de personnes) émet plus de deux fois plus de CO2 que les 50% les plus pauvres (3,1 milliards, qui vivent avec moins de 5,50 dollars/jour); e) ce même 1% possède deux fois plus que les richesses cumulées de 6,9 milliards de personnes.

Les gouvernements promettent une « transition énergétique », un monde « plus juste » et une économie « zéro carbone en 2050 » pour sauver le climat. En mettant ensemble les quasi-certitudes scientifiques et les réalités socio-économiques résumées ci-dessus, on comprend que ces promesses ne valent pas un pet de lapin. Comme le dit Greta Thunberg, c’est du « blablabla ». En effet, on ne peut pas à la fois relancer une économie de croissance basée à 80% sur les fossiles, remplacer les fossiles par les renouvelables et une efficience énergétique accrue, et réduire drastiquement les émissions à très court terme. C’est physiquement impossible. La raison est très simple : plus d’efficience énergétique et un système 100% renouvelables nécessitent d’énormes investissements, donc beaucoup d’énergie… Or, celle-ci est fossile à 80%… donc source de CO2 supplémentaire !

Répétons-le : on ne peut quasiment plus émettre de CO2 sans basculer dans la « planète étuve ». Le choix est donc très clair : soit on réduit la production pour réussir la transition et éviter un cataclysme, soit on sacrifie la transition à la croissance du PIB… et on provoque le cataclysme. Etant donné que « un capitalisme sans croissance est une contradiction dans les termes » (Schumpeter, un grand économiste), la conclusion coule de source : nous sommes face à un problème insoluble dans le cadre capitaliste.

COP26 et bla bla bla

A l’occasion de la COP26 (Glasgow), les gouvernements et les multinationales ont tenté d’échapper à la contradiction en projetant de planter des arbres en masse et de stocker le CO2 sous terre. En réalité, les arbres n’absorbent du CO2 que pendant quelques décennies, après quoi le carbone retourne dans l’atmosphère ; de plus, il y a tellement de promesses de plantations qu’on se demande où on trouvera les superficies nécessaires. Quant au stockage sous terre, aucune garantie que ça marche : c’est une solution d’apprenti-sorcier, qui n’existe que sous forme de prototype. Plantations industrielles d’arbres et technologies sont des écrans de fumée pour cacher le fait que ne sont pas prises les mesures indispensables pour réduire les émissions de moitié d’ici 2030. Quant à la « transition juste », qui y croit encore en voyant la flambée des prix de l’énergie, les superprofits des compagnies et l’enrichissement insensé des Musk, Bezos et autres milliardaires ?

Le social ? Inutile d’expliquer que la catastrophe climatique est déjà une catastrophe sociale. Inondations, sécheresses, famines, vagues de chaleur, ouragans : les riches s’en sortent toujours, ce sont les autres qui dégustent. Dans les pays du Sud, bien sûr. Mais aussi dans les pays dits « développés » : il suffit de voir qui sont les victimes des inondations de juillet 2021 en Belgique pour s’en rendre compte… Ce n’est encore rien à côté de ce qui se passera si on bascule dans la « planète étuve ». Celle-ci est incompatible avec l’existence de 7 milliards d’individus. Qui sera sacrifié ? Les pauvres, en particulier les personnes âgées, les enfants, les femmes, les personnes les moins valides… On compte déjà des millions de déplacé.e.s climatiques. Le calvaire des migrant.e.s à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie est un avertissement parmi d’autres: la barbarie nous menace.

Elaborer une alternative à la hauteur de l’enjeu

Voilà pourquoi le mouvement ouvrier et la gauche doivent réviser leur stratégie de fond en comble. Le point de départ de la réflexion à mener est clair : négocier les fruits (de plus en plus maigres) de la croissance, est une voie sans issue. S’y accrocher revient à se condamner soi-même. Le combat social doit s’inscrire dans les limites écologiques de la planète dont dépend notre survie et celle de nos enfants. Il s’agit de se libérer du productivisme, du surtravail et de la compulsion consumériste au profit de la vraie richesse : la collaboration humaine sans frontières pour le droit à une vie digne et confortable dans un environnement naturel préservé pour les générations futures.

Prendre les mesures structurelles pour produire moins, consommer moins, transporter moins, travailler moins et partager plus, selon un plan démocratique et social : telle est la formule générale autour de laquelle pourrait s’élaborer une alternative.

Ce n’est pas à l’auteur de ces lignes d’élaborer un programme. Cette tâche revient aux syndiqué.e.s, en toute indépendance, en interaction avec les jeunes pour le climat, les petits paysan.ne.s, les peuples indigènes, les femmes. Ils et elles ont la capacité d’élaborer un ensemble de revendications cohérent. Des plus immédiates (p. ex. le retour des produits pétroliers à l’index) aux plus radicales (la socialisation de l’énergie et de la finance). En passant par le blocage des projets inutiles et nuisibles, la gratuité pour les besoins de base (éclairage, eau, chauffage, mobilité), la reconversion collective des travailleurs/euses des branches inutiles (ex : l’armement !) dans un secteur public étendu axé sur la reproduction sociale (soins aux personnes, réparation des écosystèmes, isolation des bâtiments, transports publics).

Utopie, dira-t-on. Peut-être. Mais c’est d’une utopie concrète qu’il s’agit : selon les scientifiques, rester sous 1,5°C dans la justice sociale nécessite que le 1% le plus riche divise ses émissions par 30 et que les 50% les plus pauvres les multiplient par 3. Le climat est un enjeu de lutte de classe, de convergence des luttes. Personne ne peut garantir que le succès sera au bout du chemin. Mais il ne fait aucun doute que la culbute est au bout de l’autre chemin, celui du soi-disant « capitalisme vert ».

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